Makis Solomos: Ritournelle-Cosmos

De la ritournelle-Cosmos à la puissance du son. Cinq essais pour écouter Mille plateaux

Makis Solomos


This text will be published in a collective book edited by Pascale Criton and Jean-Marc Chouvel



Dans Mille plateaux, Deleuze et Guattari, convoquant systématiquement la musique, citent de nombreux musiciens. Comme on le sait, il ne s’agit pas pour eux d’exemples illustrant leur pensée : ces références constituent plutôt des moments faisant avancer leur raisonnement. C’est pourquoi, à la lecture du livre, un musicologue pourrait prendre la liberté d’évoquer d’autres musiciens pour, cette fois, tâcher de trouver des équivalents musicaux de la pensée de nos deux auteurs.
Le présent bref article s’attelle à cette tâche. Que le lecteur ne s’attende pas à un travail systématique : dans les lignes qui suivent, je me contenterai de nommer cinq thèmes développés dans Mille plateaux en relation avec la musique, puis de proposer des œuvres musicales susceptibles de nous les faire écouter.


La « ritournelle-Cosmos »


Vers les deux tiers du chapitre sur la ritournelle de Mille plateaux, nous trouvons un passage qui contient plusieurs des thèmes que je voudrais aborder. En voici quelques extraits :
« S’il y a un âge moderne, c’est, bien sûr, celui du cosmique. […]. L’agencement n’affronte plus les forces du chaos, il ne s’approfondit plus dans les forces de la terre ou dans les forces du peuple, mais il s’ouvre sur les forces du Cosmos. […] Le rapport essentiel n’est plus matières-formes (ou substances-attributs) ; mais il n’est pas davantage dans le développement continu de la forme et la variation continue de la matière. Il se présente ici comme un rapport direct matériau-forces. Le matériau, c’est une matière molécularisée, et qui doit à ce titre “capter” des forces, lesquelles ne peuvent plus être que des forces du Cosmos. Il n’y a plus de matière qui trouverait dans la forme son principe d’intelligibilité correspondant. Il s’agit maintenant d’élaborer un matériau chargé de capter des forces d’un autre ordre. […] Dès lors, les forces à capturer ne sont plus celles de la terre, qui constituent encore une grande Forme expressive, ce sont maintenant   les   forces   d’un   Cosmos   énergétique,   informel   et immatériel.   […]  C’est  le   tournant  post-romantique : l’essentiel n’est plus dans les formes et les matières, ni dans les thèmes, mais dans les forces, les densités, les intensités. La terre elle-même bascule, et tend à valoir comme le pur matériau d’une force gravifique ou de pesanteur. […] C’est en même temps que les forces deviennent nécessairement cosmiques, et le matériau moléculaire ; une force immense opère dans un espace infinitésimal ».
Le premier de ces thèmes est le découpage en trois âges, classique, romantique et moderne. Avec l’âge classique, l’art apprivoise le chaos, nous disent Deleuze et Guattari ; avec l’âge romantique, il s’approfondit dans les forces de la terre ; enfin, avec l’âge moderne, qui nous intéresse ici, il s’ouvre sur les forces du Cosmos. Ce découpage correspond globalement à la première des deux triades qui forment la ritournelle, et dans laquelle le Cosmos désigne le moment où le travail d’individuation, très abouti, débouche sur la déterritorialisation maximale. Ce moment, qui définit une « ritournelle-Cosmos », est à même de capturer des forces qui ne sont pas audibles par elles-mêmes :
« Ce qui s’est constitué, c’est un matériau sonore très élaboré, non plus une matière rudimentaire qui recevait une forme. Et le couplage se fait entre ce matériau sonore très élaboré, et des forces qui par elles-mêmes ne sont pas sonores, mais qui deviennent sonores ou audibles par le matériau qui les rend appréciables. Ainsi Debussy, Dialogue du vent et de la mer. Le matériau est là pour rendre audible une force qui ne serait pas audible par elle-même, à savoir le temps, la durée, et même l’intensité. Au couple matière-forme, se substitue matériau-forces »,
dira Deleuze dans le texte « Rendre audibles des forces non-audibles par elles-mêmes ».
Comme musique qui incarne ce premier thème – la « ritournelle-Cosmos » –, nous pourrions bien sûr évoquer le Debussy que cite Deleuze lui-même. Mais nous pourrions, peut-être mieux encore, renvoyer à la première œuvre de Xenakis qui fait appel au calcul des probabilités, Pithoprakta, œuvre qui approfondit, me semble-t-il, l’ouverture – la déterritorialisation  debussyste. Michel Serres a donné, dans un très bel article intitulé « Musique et bruit de fond », un commentaire saisissant de Pithoprakta, commentaire qui nous suffira ici pour proposer cette pièce comme équivalent musical de la « ritournelle-Cosmos » : Xenakis, écrit Serres,
« émet strictement ce qui s’émet de soi, sans intervenir, sans qu’intervienne l’articulé, sans que nul n’intervienne. Qu’est-ce qui est émis, en l’absence de tri, de filtre ou de séparation ? L’effet de grenaille, l’effet de scintillation, le bruit d’agitation thermique – l’ensemble des bruits de fond. Qu’est-ce qui s’émet de soi, lorsque nul démon n’intercepte, que peut-on écouter dans un monde sans homme ? La turbulence brute, la fluctuation des particules, le choc des individus répartis au hasard dans le temps, la fluctuation du nuage dans l’effet de charge d’espace. Qui parle, au sein de ce nuage ? Personne, à la rigueur, et sûrement l’objet, la chose même, le monde ».
L’exemple 1 donne la partition du début des mesures 52-59 de Pithoprakta (1955-56, pour orchestre) où sont dispersés plus d’un millier de pizzicati-glissandi de cordes, dont les différentes valeurs (hauteur de l’attaque, pente du glissando, durée) sont calculées à l’aide probabilités.

Exemple 1. Iannis Xenakis, Pithoprakta : mesures 51-56.


Molécularisation


Le second thème proposé est celui de la « molécularisation ». Le « moléculaire » – qui correspond à une « segmentarité souple », contrastant avec la « segmentarité dure » du « molaire » – n’est pas un phénomène nouveau, nous dit Deleuze, mais il a été mis en avant par la musique moderne. La molécularisation est évoquée dans les extraits précédemment cités du chapitre sur la ritournelle de Mille plateaux : dans l’âge moderne, « c’est en même temps que les forces deviennent nécessairement cosmiques, et le matériau moléculaire ; une force immense opère dans un espace infinitésimal », chapitre qui continue ainsi :
« Même la ritournelle devient à la fois moléculaire et cosmique, Debussy... […] On sort donc des  agencements pour entrer  dans  l’âge  de la Machine, immense mécanosphère, plan de cosmicisation des forces à capter. Exemplaire serait la démarche de Varèse, à l’aube de cet âge : une machine musicale de consistance, une machine à sons (non pas à reproduire les sons), qui molécularise et atomise, ionise la matière sonore, et capte une énergie de Cosmos ».
Ailleurs, Deleuze établit un parallèle avec la biologie ; les biologistes ne cherchent plus à expliquer la nature en renvoyant à des formes supérieures, mais en descendant
« à un niveau sub-vital, infra-vital, dans ce qu’ils appellent une population d’oscillateurs moléculaires capables de traverser des systèmes hétérogènes, dans des molécules oscillantes mises en couplage qui, dès lors, traverseront des ensembles et des durées disparates. La mise en articulation ne dépend pas d’une forme unifiable ou unificative, ni métrique ni cadence ni de mesure quelconque régulière, mais de l’action de certains couples moléculaires lâchés à travers des couches différentes et des rythmicités différentes. Ce n’est pas seulement par métaphore qu’on peut parler d’une découverte semblable en musique : des molécules sonores, plutôt que des notes ou des tons purs. Des molécules sonores en couplage capables de traverser des couches de rythmicité, des couches de durées tout à fait hétérogènes ».
Les deux exemples musicaux cités par Deleuze, Debussy et Varèse, illustrent bien le processus de molécularisation en musique, l’un par la dissolution du matériau, l’autre avec l’idée d’« ionisation » à laquelle semble penser Deleuze. On pourrait bien sûr citer ici aussi Xenakis, qui introduit les probabilités en comparant les sons à des molécules, et qui pulvérise l’entité que constitue la note en la transformant en point sonore. Encore plus éloquent, cependant, serait le paradigme granulaire qui, issu des masses sonores et des gaz xenakiens, s’est considérablement développé en « descendant » jusqu’à l’échelle du « grain » (de durée très brève, inférieure au vingtième de seconde, un seuil où l’oreille ne perçoit plus une entité sonore, mais un « clic »). L’un des maîtres du paradigme granulaire, Horacio Vaggione, qui pense cette molécularisation de la matière sonore comme une descente dans le « micro-temps », évoque le problème en termes quasi deleuziens, bien qu’il cite Bachelard :
« Descendre au micro-temps est pour un musicien le moyen de découvrir des phénomènes qu’il ignore quand il se contente de remuer des surfaces sonores sans tenir compte de leurs substrats. […] Comme disait Bachelard : “nos intuitions temporelles sont encore bien pauvres, résumées dans nos intuitions de commencement absolu et de durée continue”. Il nous faut donc “trouver le pluralisme sous l’identité” et “rompre l’identité par-delà l’expérience immédiate trop tôt résumée dans un aspect d’ensemble”. Tel serait, selon Bachelard, la voie d’un “rationalisme de l’énergie” […]. Le micro-temps constitue un territoire qui nous oblige à reconsidérer nos notions de causalité, divisibilité, simultanéité, interaction. L’exploration musicale de ce territoire vient à peine de commencer ».
La synthèse granulaire repose sur une conception particulière du son qui bouleversa de nombreuses certitudes : elle correspond à une description corpusculaire du son en opposition à sa description sous forme d’onde. Synthétiser un son selon cette approche consiste donc à juxtaposer, dans le domaine du micro-temps, des échantillons, en jouant sur leur densité globale et sur leurs variations morphologiques : il s’agit donc bien de trouver le « pluralisme » (les grains) sous « l’identité » (le son résultant). Par ailleurs, Vaggione souligne que la description corpusculaire, à la différence de celle de type ondulatoire, renvoie par principe au temps irréversible : l’approche granulaire « permet de travailler des morphologies complexes dans un espace-temps où règne l’irréversibilité : des structure “dissipatives”, qui se manifestent dans un espace-temps fléché, directionnel, et non pas des continuités lisses, sub specie æternitas ». C’est pourquoi, dans la musique de Vaggione, l’approche granulaire est bien plus qu’une technique de synthèse. Non seulement elle lui permet d’articuler le micro-temps (synthèse), mais il l’applique également au macro-temps (musique instrumentale). D’ailleurs, il aime employer le concept général de « granulation » et s’amuse à le faire remonter à Lavoisier. C’est pourquoi ses pièces encore sont de nature granulaire avant l’apparition de la technique de synthèse proprement dite – d’ailleurs, rien n’empêche de faire dériver l’idée de granulation du pointillisme post-webernien de ses pièces du début des années 1960.
L’exemple 2 donne un extrait de l’interface graphique du programme avec lequel les 24 Variations (musique électroacoustique, 2001) ont été composées. Chaque rectangle représente un « clip » ou échantillon sonore. La position verticale d’un échantillon au sein d’une piste n’est pas significative (elle ne correspond pas à une hauteur). Avec IRIN, on peut encapsuler des figures au sein des pistes et les représenter en tant que fragments isolés, ce qui permet une construction hiérarchique de la méso-structure.

Exemple 2. Horacio Vaggione, 24 Variations : programme IRIN (l’exemple original est en couleurs). 


Devenir


Le troisième thème que je voudrais évoquer est celui du devenir. Dans le chapitre de Mille plateaux qui lui est consacré, les références à la musique sont plus qu’abondantes, sans doute parce que la musique est conçue comme modèle du devenir :
« Le contenu proprement musical de la musique est parcouru de devenirs-femme, devenirs-enfants, devenirs-animal, mais, sous toutes sortes d’influences qui concernent aussi les instruments, tend de plus en plus à devenir moléculaire, dans une sorte de clapotement cosmique où l’inaudible se fait entendre, l’imperceptible apparaît comme tel : non plus l’oiseau chanteur, mais la molécule sonore ».
La molécularisation, qui est au cœur de ces devenirs, conduit au devenir-imperceptible :
« Se réduire à une ou plusieurs lignes abstraites qui vont continuer et se conjuguer avec d’autres, pour produire immédiatement, directement, un monde, dans lequel c’est le monde qui devient, on devient tout le monde. […] Être à l’heure du monde. Voilà le lien entre imperceptible, indiscernable, impersonnel, les trois vertus. Se réduire à une ligne abstraite, un trait, pour trouver sa zone d’indiscernabilité avec d’autres traits, et entrer ainsi dans l’heccéité comme dans l’impersonnalité du créateur ».
Plus loin, en référence à la musique moderne, on lit :
« Des vitesses et des lenteurs s’insèrent dans la forme musicale, poussant celle-ci tantôt à une prolifération, à des microproliférations linéaires, tantôt à une extinction, une abolition sonore, involution, et les deux à la fois. Le musicien peut dire par excellence : “Je hais la mémoire, je hais le souvenir”, et cela parce qu’il affirme la puissance du devenir ».
Les musiciens modernes cités, notamment Boulez ou Steve Reich, illustrent la problématique. Pour ma part, je citerai Pascale Criton dont la musique est particulièrement « deleuzienne ». Grâce notamment à son utilisation des micro-intervalles, Pascale Criton compose une musique d’une extrême fluidité, qui, en un sens, matérialise la notion de devenir-imperceptible à travers la construction de continuums et l’élaboration de seuils. L’idée de continuum affecte en premier lieu la hauteur grâce aux micro-intervalles : chez Pascale Criton, l’espace des hauteurs fait l’objet d’une expérience exploratoire des microvariations dues à des déplacements ultrachromatiques ou continus. Mais le travail de variabilité des hauteurs opère aussi au travers de gestes instrumentaux tels que les glissandos, vibratos, oscillations entre différents doigtés d’une même note (bisbigliandos), déplacements ultrachromatiques en arpèges sur la guitare en seizièmes de ton. Ces variations infimes affectent bien évidemment d’autres dimensions que les hauteurs : les intensités, les modes de jeu, le « grain ». De même, la musique de Pascale Criton élabore des continuités de timbre très finement construites. Enfin, la macroforme est le lieu par excellence du devenir imperceptible épousant l’idée de continuum. L'existence de la forme dans le temps ne doit pas masquer le fait qu'il n'y a pas de déroulement linéaire. Les sections s’articulent comme par circulation de tensions et détentes. Ce sont les mouvements oscillants de l’énergie concentrée par la densité des événements multiples qui déterminent la succession des nappes sonores.
En ce qui concerne l’élaboration de seuils, les microvariations du son convoquées par Pascale Criton provoquent des situations de déséquilibre de l’émission sonore que l’on peut décrire comme des effets de seuil. Le travail sur le continuum fait l’expérience insaisissable des zones liminales de l’émission sonore, de tout ce qui dans le jeu concret provoque des états transitoires en raison de la résistance des matériaux (cordes, tuyaux, lamelles) ou de la conjonction de gestes conflictuels. On peut distinguer différents seuils selon qu’il s’agit d’incertitude de hauteur ou de timbre, ou bien d’une zone de disparition du son. Ainsi, la continuité d’un geste peut manifester des discontinuités dans le champ des hauteurs. Il s’agit souvent d’un changement de registre dû aux nœuds de la corde vibrante ou au régime vibratoire dans le tuyau. Pour les instruments à cordes frottées, la zone principale d’instabilité du son émis se trouve lorsque les variations subtiles du rapport entre pression et distance au chevalet de l’archet sont associées à des effleurements de la corde par les doigts de la main gauche (là où l’écriture demande des sons harmoniques). Par ailleurs, dans la musique de Pascale Criton, rares sont les cas de coupure nette du son.
L’exemple 3 donne un extrait de la partition de la La ritournelle et le galop, pour guitare accordée en seizièmes de ton (1996).

Exemple 3. Pascale Criton, La ritournelle et le galop : système 6. 


Matériau-forces


Quatrième thème qui nous ramène vers le thème de la ritournelle-Cosmos : le couple matériau-forces. J’ai déjà cité cet extrait du texte « Rendre audibles des forces non-audibles par elles-mêmes » : « Ainsi Debussy, Dialogue du vent et de la mer. Le matériau est là pour rendre audible une force qui ne serait pas audible par elle-même, à savoir le temps, la durée, et même l’intensité. Au couple matière-forme, se substitue matériau-forces ». Ainsi que cet autre extrait : dans l’âge moderne, « le rapport essentiel n’est plus matières-formes (ou substances-attributs) ; mais il n’est pas davantage dans le développement continu de la forme et la variation continue de la matière. Il se présente ici comme un rapport direct matériau-forces. Le matériau, c’est une matière molécularisée, et qui doit à ce titre “capter” des forces, lesquelles ne peuvent plus être que des forces du Cosmos ». Pour comprendre l’enjeu du nouveau couple matériau-forces, il suffira d’ajouter que, par « forme » – dans le cadre de l’ancien couple « matériau-forme » – Deleuze et Guattari entendent des entités pré-existantes figées, les « forces », elles, étant du côté du devenir.
Mais il me semble que l’on peut également rapporter la notion de « forces » à l’idée d’« énergie » qui revient à quelques reprises dans les chapitres sur le devenir et sur la ritournelle de Mille plateaux. Par exemple, à propos de Varèse : « Varèse explique que la molécule sonore (le bloc) se dissocie en éléments disposés de diverses façons suivant des rapports de vitesse variables, mais aussi bien comme autant d’ondes ou de flux d’une énergie sonique irradiant tout l’univers, ligne de fuite éperdue ». Ou encore, dans un extrait déjà cité, qui, en continuant, finit par renvoyer de nouveau à Varèse : dans l’âge moderne,
« le matériau moléculaire est même tellement déterritorialisé qu’on ne peut plus parler de matières d’expression, comme dans la territorialité romantique. Les matières d’expression font place à un matériau de capture. Dès lors, les forces à capturer ne sont plus celles de la terre, qui constituent encore une grande Forme expressive, ce sont maintenant   les   forces   d’un   Cosmos   énergétique,   informel   et immatériel.   […]  C’est  le   tournant  post-romantique : l’essentiel n’est plus dans les formes et les matières, ni dans les thèmes, mais dans les forces, les densités, les intensités. […] On sort donc des agencements pour entrer dans l’âge de la Machine, immense mécanosphère, plan de cosmicisation des forces à capter. Exemplaire serait la démarche de Varèse, à l’aube de cet âge : une machine musicale de consistance, une machine à sons (non pas à reproduire les sons), qui molécularise et atomise, ionise la matière sonore, et capte une énergie du Cosmos ».
Si l’on met en relation, comme je l’ai fait, le couple matériau-forces avec la notion d’énergie (et, in fine, de Cosmos), une incarnation sonore de ce nœud peut-être encore plus pertinente que celle de Varèse serait offerte par la musique de Grisey. Je pense bien entendu au début de Partiels (1975, pour ensemble instrumental), pour  qui se passe de tout commentaire, et dont l’exemple 4 donne un extrait de la partition.

Exemple 4. Gérard Grisey, Partiels : p. 2. 


Puissance du son


Mon dernier thème, prenant la notion d’énergie au sens littéral, conduit à la méfiance que Deleuze, comme de nombreux philosophes depuis au moins Platon, éprouvent à l’égard de la « puissance » du son :
« Mais justement, pourquoi la ritournelle est-elle éminemment sonore ? […] Il semble que le son, en se déterritorialisant, s’affine de plus en plus, se spécifie et devienne autonome. […] Cette puissance, le son ne la doit pas à des valeurs signifiantes ou de “communication” (qui donneraient plutôt le privilège à la lumière). C’est une ligne phylogénique, un phylum machinique, qui passe par le son, et en fait une pointe de déterritorialisation. Et cela ne va pas sans grandes ambiguïtés : le son nous envahit, nous pousse, nous entraîne, nous traverse. Il quitte la terre, mais aussi bien pour nous faire tomber dans un trou noir que pour nous ouvrir à un cosmos. Il nous donne l’envie de mourir. Ayant la plus grande force de déterritorialisation, il opère les reterritorialisations les plus massives, les plus hébétées, les plus redondantes. Extase et hypnose. On ne fait pas bouger un peuple avec des couleurs. Les drapeaux ne peuvent rien sans les trompettes, les lasers se modulent sur le son. La ritournelle est sonore par excellence, mais elle développe sa force aussi bien dans une chansonnette visqueuse que dans le motif le plus pur ou la petite phrase de Vinteuil. Et parfois l’un dans l’autre : comment Beethoven devient un “indicatif”. Fascisme potentiel de la musique ».
Cependant, à la différence d’autres philosophes, Deleuze et Guattari poussent l’analyse beaucoup plus loin et finissent par « sauver » la musique :
« Or quelle est l’affaire de la musique, quel est son contenu indissociable de l’expression sonore ? C’est difficile à dire, mais c’est quelque chose comme : un enfant meurt, un oiseau arrive, un oiseau s’en va. Nous voulons dire qu’il n’y a pas là des thèmes accidentels de la musique, même si l’on peut en multiplier les exemples, encore moins des exercices imitatifs, mais quelque chose d’essentiel. Pourquoi un enfant, une femme, un oiseau ? C’est parce que l’expression musicale est inséparable d’un devenir-femme, d’un devenir-enfant, d’un devenir-animal qui constituent son contenu. Pourquoi l’enfant meurt-il, ou l’oiseau tombe-t-il, comme percé d’une flèche ? En raison même du “danger” propre à toute ligne qui s’échappe, à toute ligne de fuite ou de déterritorialisation créatrice : tourner en destruction, en abolition. […] La musique n’est jamais tragique, la musique est joie. Mais il arrive nécessairement qu’elle nous donne le goût de mourir, moins de bonheur que mourir avec bonheur, s’éteindre. Non pas en vertu d’un instinct de mort qu’elle soulèverait en nous, mais d’une dimension propre à son agencement sonore, à sa machine sonore, le moment qu’il faut affronter, où la transversale tourne en ligne d’abolition. Paix et exaspération. La musique a soif de destruction, tous les genres de destruction, extinction, cassage, dislocation. N’est-ce pas son “fascisme” potentiel ? Mais chaque fois qu’un musicien écrit In memoriam, il s’agit non pas d’un motif d’inspiration, non pas d’un souvenir, mais au contraire d’un devenir qui n’a fait qu’affronter son propre danger, quitte à tomber pour en renaître : un devenir-enfant, un devenir-femme, un devenir-animal, en tant qu’ils sont le contenu même de la musique et vont jusqu’à la mort ».
La puissance du son ainsi que cette relation particulière à la mort constituent l’une des caractéristiques majeures de la musique moderne, qui est centrée sur le son. Je pourrai citer de très nombreux musiciens, par exemple Scelsi, qui affirmait : « La musique classique occidentale a consacré pratiquement toute son attention au cadre musical, à ce qu’on appelle la forme musicale. Elle a oublié d’étudier les lois de l’énergie Sonore, de penser la musique en termes d’énergie, c’est-à-dire de vie, et ainsi, elle a produit des milliers de cadres magnifiques, mais souvent assez vides », en ajoutant : « Vous voulez que je vous dise que la musique de Bach et Mozart n’aurait pas pu faire tomber les murs de Jéricho ? Oui, c’est un peu cela ».
L’exemple du compositeur Fausto Romitelli est peut-être encore plus pertinent. Romitelli aimait se référer à Bacon et au rock ; en ce qui concerne ce dernier, il affirmait :
« Le son dans la musique contemporaine est “castré” par le formalisme et par les dogmes sur la pureté du matériau musical : un son cérébral, sans corps, sans chair ni sang. Moi, j’aime le son sale, distordu, violent, visionnaire, que les musiques populaires ont parfois su exprimer et que je cherche à intégrer dans mon écriture ».
L’énergie saturée de sa musique suscite un sentiment de « présence » sonore intense et perturbante, que le compositeur traduit verbalement à propos d’EnTrance (1995-96, pour soprano, ensemble et électronique) en disant qu’il souhaite y abandonner « toute volonté dialogique, discursive, dialectique et purement formelle, au profit d’une volonté de présence sonore, immobile et continue, hypnotique, sphérique et roulant dans le temps et dans l’espace ». Alessandro Arbo a bien résumé l’esthétique de Romitelli : « La catégorie esthétique que cette musique met le plus souvent en jeu est le sublime dynamique : le plaisir paradoxal éprouvé devant un subit déchaînement de forces ».
L’exemple 5 donne un extrait de la partition de Professor Bad Trip. Lesson I (1998, pour huit instrumentistes et électronique). La pièce commence par une partie qui confirme le goût du compositeur pour les « répétitions obsessionnelles ». Cette partie, qui pourrait être décrite comme un « phénomène d’accumulation d’énergie », est finement composée de l’intérieur selon l’idée d’une fusion totale des éléments (y compris de l’électronique) : on l’aura compris, c’est cette fusion qui génère la sensation de l’aura. Quant à l’extrait donné, il illustre l’un des sommets « fusionnels » de cette partie. Cet extrait est fait de plusieurs couches se complétant et imbriquées : bois, guitare, clavier électronique, vibraphone et cordes, sons électroniques, le résultat global étant « une texture particulièrement continue, riche, en mouvement, et où il est difficile d’isoler un élément ou un autre ».

Exemple 5. Fausto Romitelli, Professor Bad Trip I : mesures 46-50.